1918 – 11 Novembre – 2008 – Remembrance day

Souvenirs du 11 Novembre – Souvenirs de Roland Dorgelès

Roland Dorgelès - 39eme RI - Cauroy lès HermonvilleJe l’ai encore dans l’oreille, le chant du Onze novembre.
Des hymnes? La Madelon ?
Mais non, voyons, souvenez-vous :

Ah! Il n’fallait pas, il n’fallait pas
Qu’y aillent …

Cela fusait des rues comme un rire triomphant, un grand rire de délivrance.
La France soulagée l’a lancée jusqu’au ciel, cette boutade d’un passant reprise par un million de voix: « Il ne fallait pas qu’y aillent! » ces meurtriers vaincus, et l’on promenait sur les boulevards leurs canons devenus des joujoux.

Cependant, tandis que la foule exultait, je me rappelais les boulevards, quatre ans plus tôt, quand couraient vers les gares ces cohortes de jeunes gens qui ne reviendraient plus, et au lieu de chanter, noyé dans cette mer humaine, j’élevais ma pensée vers la funèbre armée qui emplissait la nuit.
Il fallait qu’ils y aillent ceux-là, ils y étaient allés, et, dans leur troupe immense, je cherchais des visages, je réclamais tout bas mes morts …
Pas seulement les amis : les autres aussi, surtout les autres, ces figures effacées dont on n’a pas su le nom, le camarade de corvée qui a pris ton fardeau quand tes genoux pliaient, celui qui a déchiré ta capote lorsque, pris dans le barbelé, tu allais y rester, le petit volontaire qui a crié : « Présent! » quand il fallait traverser le tir de barrage pour porter un ordre d’où dépendait notre sort.
Tu me comprends bien : le frère d’un instant, celui qu’on rencontrait par hasard et qu’on retrouvait, le lendemain, en travers du boyau, ou couché sur la piste, ses doigts durcis enfoncés dans l’argile et un dernier rictus lui découvrant les dents …
Ah! non, je n’ai pas chanté … J’aurais dû peut-être, mais les souvenirs me serraient la gorge. Il défilait trop de fantômes dans ce ciel sans étoiles.
Aujourd’hui encore, en écrivant ces mots désordonnés qui veulent jaillir ensemble, je crois entendre les clameurs de l’Armistice et je lève les yeux vers la nuit éternelle où passaient les suppliciés. C’est ce défilé-là qu’auraient dû regarder les survivants.

Roland Dorgelès
Entre deux guerres, extrait de Bleu Horizon
Albin Michel, 1949

Roland Dorgelès (1886-1973) est l’auteur du roman « Les Croix de Bois » (Prix Fémina, 1919).
Il fût caporal au 39ème R.I.
De 1914 à 1917, Roland Dorgelès combattu sur les terres de Cauroy lès Hermonville et séjourna au Moulin Culdaut à quelques centaines de mètres de mon domicile où je poste cette note, dans la plaine qui était la ligne de front à cette époque triste là.

Quand nous avons aménagé en ces murs de la Ferme du Luxembourg dans les années 1975, des anciens poilus venaient régulièrement revoir les lieux sur lesquels ils avaient combattu, perdu des amis, des frères, survécu à la mitraille, aux souffrances du quotidien dans les tranchées, dans la boue, dans le froid, dans le tonnerre d’acier, les cris des blessés …